Renouveler la vigne française : les sénateurs plaident pour un sursaut collectif
Alors que la viticulture traverse l’une des crises les plus profondes de son histoire moderne, un rapport sénatorial dresse un constat sans détour : le modèle viticole français doit se réinventer, en reconnectant la production et le négoce pour assurer le renouvellement des générations. Présenté au Sénat le 29 octobre, ce document d’information de 200 pages, intitulé « La viticulture, une filière d’avenir : l’urgence de l’union », appelle à la tenue d’Assises de la viticulture fondées sur un pacte de confiance entre l’amont et l’aval de la filière.
Une filière d’excellence sous tension. Avec 450 000 emplois directs et indirects, une valeur ajoutée de 32 milliards d’euros et 6,4 milliards de recettes fiscales, la viticulture demeure un pilier de l’économie française. Elle concentre 3 % de la surface agricole utilisée mais génère 16 % de la valeur totale agricole, et ses exportations, en 2023, ont encore rapporté 14,7 milliards d’euros d’excédent commercial. Pourtant, derrière ces chiffres flatteurs, le vernis se fissure.
Filière aux débouchés mondiaux multiples, la viticulture française subit de plein fouet une polycrise : effondrement de la consommation intérieure, chute des exportations, dérèglement climatique et endettement des exploitations. Deux marchés clés ont vacillé : « La Chine, dont la fermeture brutale, aggravée par la conjoncture socio-économique et les droits de douane sur les spiritueux, a entraîné une baisse de 20 % des exportations en un an. Les États-Unis, où 16 mois de tensions commerciales ont coûté 560 millions d’euros à la filière, avant l’instauration récente de droits de douane à 15 % sur les vins et spiritueux français ». Résultat, la France, qui détenait encore 22 % du marché mondial du vin il y a vingt ans, n’en représente plus que 12 % en 2023. Les marges se réduisent, les chais débordent, et les revenus des vignerons s’érodent, y compris dans les appellations prestigieuses comme Saint-Émilion.
Renouvellement générationnel : l’équation impossible
À ces difficultés économiques s’ajoute un défi démographique majeur : le renouvellement des générations agricoles (RGA). Les chiffres issus de la MSA sont clairs : en viticulture, le taux de remplacement est tombé à 68 % en 2022, puis à 74 % en 2023, avant de chuter sous les seuils observés dans d’autres productions agricoles. Autrement dit, pour 10 viticulteurs qui quittent la profession, seuls 7 s’installent. Entre 2014 et 2024, le nombre d’entrées a reculé de près de 25 %, passant de 2 015 installations en 2014 à 1 729 en 2024, tandis que les sorties dépassent régulièrement les 2 500 à 3 000 départs par an. En 2022, 59,9 % des sorties étaient liées à des départs en retraite, et 5,7 % à des décès, preuve d’un vieillissement préoccupant. « Aujourd’hui, dans certains bassins historiques comme l’Aude ou l’Hérault, il n’y a pratiquement plus d’installation hors cadre familial », alerte Sébastien Pla, sénateur de l’Aude. « L’accès au foncier, le poids de l’investissement et la frilosité des banques rendent le saut presque impossible pour un jeune qui démarre seul. »
Une filière en mal de repères
Le rapport sénatorial souligne aussi une transformation profonde de la demande. La consommation moyenne de vin par habitant est passée de 135 litres en 1960 à 41 litres en 2023. Plus inquiétant encore, 37 % des Français se déclarent aujourd’hui non-consommateurs ou consommateurs rares, contre 19 % en 1980. La baisse est particulièrement marquée chez les 18-24 ans, témoignant d’une rupture culturelle. Sur le terrain, les aléas climatiques amplifient cette crise structurelle. Les millésimes 2022 et 2023, parmi les plus chauds depuis trente ans, ont avancé les vendanges de plusieurs semaines et mis à rude épreuve les rendements. « Certains jeunes ont subi des sinistres cinq années de suite : gel, grêle, sécheresse… Beaucoup ont vu leurs projets d’installation vaciller », constatait Jean-Baptiste Sablairoles, du syndicat Jeunes Agriculteurs, exploitant dans l’Aude lors d’une interview. Dans ce contexte, la surface viticole nationale, qui dépassait encore 800 000 hectares au début des années 2000, pourrait passer sous la barre des 750 000 ha en 2025, voire 700 000 ha d’ici 2027.
Un diagnostic de terrain et 23 recommandations
Pour dresser ce constat, les trois sénateurs rapporteurs – Daniel Laurent (Charente-Maritime), Henri Cabanel (Hérault) et Sébastien Pla (Aude) – ont conduit 47 auditions et plusieurs déplacements dans les vignobles de Bourgogne, du Bordelais et du Languedoc. Leur objectif est de comprendre comment une filière historiquement performante à l’international s’est retrouvée piégée entre surproduction, crise des prix et perte de repères économiques. De ce travail sont issues 23 recommandations, articulées autour de trois axes : La reconnexion de l’offre et la demande, via la contractualisation et une meilleure transparence des coûts. La sécurisation des revenus de l’amont, grâce à des indicateurs économiques et des contrats pluriannuels. Le renforcement de la résilience climatique, en accélérant l’adoption de cépages résistants et en soutenant les pépiniéristes. « Sans indicateurs fiables, la filière amont aura toujours du mal à négocier avec l’aval », insiste Sébastien Pla. « C’est par la contractualisation que l’on restaurera la confiance et la visibilité nécessaires aux jeunes installés. »
Assurer le relais générationnel
Les sénateurs insistent sur la nécessité de rendre le métier économiquement viable et socialement soutenable. Parmi leurs mesures phares : « Mettre en œuvre l’aide au passage de relais, prévue par la loi d’orientation agricole, pour faciliter les transmissions. Encourager les contrats durables entre producteurs et négociants, garantissant des prix et des volumes stables. Alléger la charge administrative, en appliquant le principe du “dites-le-nous-une-fois”. Réformer l’assurance récolte, pour rendre la couverture plus adaptée aux aléas répétés. » « L’assurance récolte n’a pas atteint ses objectifs », admet Henri Cabanel. « Nous proposons de revoir la moyenne olympique qui, sur cinq ans, pénalise les exploitants confrontés à plusieurs années de sinistres. Une moyenne sur huit ans permettrait de lisser les pertes et de maintenir l’assurabilité. » Autre piste évoquée, un aménagement de l’endettement. Le Crédit Agricole, auditionné par les sénateurs, « envisage de dissocier le foncier, les intrants et les investissements, pour adapter les amortissements et alléger la trésorerie des jeunes viticulteurs », rapportent-ils.
Des « Assises de la viticulture » pour un pacte de confiance
La recommandation n°1 du rapport est claire : organiser sans délai des Assises de la viticulture, sur le modèle des États généraux de l’alimentation. Objectif : établir un pacte de confiance entre l’amont et l’aval, en ouvrant notamment les organismes de défense et de gestion (ODG) aux acteurs du négoce – une première. Ces Assises doivent aussi déboucher sur un engagement formel de l’aval, contrôlé par l’État, en faveur d’une construction du prix “en marche avant” et d’une sécurisation durable des débouchés. « Le redressement ne viendra pas d’une seule mesure magique, mais d’une responsabilité collective, de la vigne jusqu’au rayon », résume Daniel Laurent. « Nous conditionnons d’ailleurs toute nouvelle aide de crise à l’aboutissement de ces Assises. »
En filigrane, le rapport dessine une conviction forte : le renouvellement des générations est la clé de la survie du vignoble français. Cela passe par la sécurité des revenus, la simplification administrative, la transition climatique et une réconciliation entre producteurs et négociants. « Sans visibilité, la passion ne suffit plus », conclut Henri Cabanel. « Il faut offrir aux jeunes les moyens de vivre dignement de leur métier. C’est à ce prix que la vigne française continuera à incarner notre culture et notre excellence. »
Un signal d’alarme et une feuille de route
Au fond, ce rapport n’est pas seulement une énième alerte, il trace la voie d’un redressement collectif. Les sénateurs plaident pour une viticulture plus unie, plus transparente et mieux armée face aux chocs économiques et climatiques. À condition que l’État, les interprofessions, les banques et la grande distribution acceptent de jouer leur rôle, les Assises de la viticulture pourraient devenir le socle d’un nouveau contrat générationnel, capable de redonner souffle à la vigne française.