Politique et société

« On a la possibilité de créer des modèles d’installation qui soient en décalage avec les précédents »

Thierry Caquet est, depuis 2017, directeur scientifique Environnement à Inrae (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement).

Thierry Caquet, directeur scientifique Environnement à l'Inrae

Quels types de recherche sur l’eau réalise Inrae ?

Plusieurs organismes de recherche travaillent sur l’eau en France. Ce qui nous caractérise peut-être c’est qu’Inrae est mobilisé sur les différentes formes d’eau : l’eau bleue qui s’écoule dans les cours d’eau en surface, l’eau verte qui alimente les plantes, et l’eau grise, issue de l’utilisation humaine et qui connaît un intérêt croissant du fait des phénomènes de sécheresse de plus en plus répétés. On essaie d’appréhender le cycle de l’eau dans sa globalité : du moment où l’eau tombe sur la surface de la Terre jusqu’à ce qu’elle reparte dans l’atmosphère par les voies de l’évaporation et de l’évapotranspiration (par les plantes).

Quelles sont les pistes étudiées sur les eaux grises ?

Jusqu’à présent la focale était mise sur l’épuration de ces eaux, leur traitement avant leur rejet dans les milieux naturels. Nous travaillons désormais sur les possibles usages de ces eaux grises, notamment en vue de les réutiliser pour faire de l’irrigation en agriculture. Le monde de la recherche (mais aussi les acteurs économiques) ne les considère non plus comme un déchet, mais comme une potentielle ressource. Un autre objectif est d’arriver à en extraire des éléments nutritifs qui pourraient être utilisés comme fertilisants, sachant que les eaux usées sont naturellement chargées en azote et phosphore.

En France la réutilisation des eaux usées représente moins de 1 % des eaux traitées. En Italie, elle atteint les 8 %, 14 % en Espagne et 85 % en Israël. Qu’est-ce qui explique ce retard ?

La dimension sanitaire en France a pendant longtemps été un frein à la réutilisation des eaux usées en agriculture et dans l’agroalimentaire. Et le fait que notre pays soit assez favorisé du point de vue des précipitations n’a pas incité à investir davantage la question. J’ajouterais que les différentes lois qui régissent la politique de l’eau en France intègrent l’eau « et les milieux aquatiques ». C’est, je crois, quelque chose qui nous distingue de certains autres pays. Dans la vision française, la gestion des ressources en eau connaît donc une tension entre l’eau destinée aux usages de l’Homme et l’eau qui sert de support à la vie des milieux aquatiques. Il ne s’agit pas de sacrifier ces derniers.

Prélèvement et consommation sont deux notions souvent confondues. Pourriez-vous expliquer la différence et nous faire un bref état des lieux de la situation française ?

Une eau est dite prélevée lorsque, une fois utilisée, elle est restituée à son milieu d’origine. A contrario, une eau consommée est une eau qui, une fois utilisée, ne revient pas dans son milieu d’origine, essentiellement car elle est repartie dans l’atmosphère via l’évaporation ou l’évapotranspiration en ayant alors permis la production de biomasse. Mais attention, cela ne veut pas dire qu’elle est perdue ou dégradée, elle est en quelque sorte « déplacée ». En France, on considère que le prélèvement total par an avoisine les 30-33 milliards de mètres cubes (Mrd m3) provenant à 80 % des eaux bleues de surface et 20 % des nappes souterraines. De ce total, pour donner un ordre d’idée, la moitié (15 Mrd m3) sert à refroidir les centrales électriques, notamment nucléaires ; 5,5 Mrd m3 servent à faire de l’eau potable ; 5 Mrd m3 servent à alimenter les canaux (transport, tourisme, etc.) ; 3-3,5 Mrd m3 servent à des usages agricoles (irrigation, abreuvement, etc.), et environ 2,5 Mrd m3 sont utilisés par l’industrie (conserverie, sidérurgie, etc.).

Et en termes de consommation ?

La consommation est égale à l’équation « prélèvement » moins « ce qui est rendu au milieu ». Pour la France, si on se base sur la moyenne entre 2010 et 2019, près de 58 % de l’eau prélevée en agriculture est repartie dans l’atmosphère, elle a été « consommée ». Le deuxième pôle de consommation est la production d’eau potable avec 26 % de l’eau prélevée qui est consommée, puis 12 % celle destinée à refroidir les centrales de production d’électricité et 4 % par l’industrie.

Dans le cas de l’agriculture, quels sont les leviers existants ou à créer pour diminuer la consommation ? 

Si on reprend l’équation « consommation = prélèvement – ce que l’on rend au milieu », on peut travailler sur deux volets : soit de continuer à prélever autant, mais en rendant davantage au milieu, soit en essayant de prélever moins. Mais je préfère le dire tout de suite, hormis des segments très précis tels que le traitement des effluents d’élevage, cela paraît compliqué d’arriver à restituer davantage. Les gains les plus accessibles se situent dans la diminution des besoins en eau. Si on fait de l’irrigation, oui le goutte-à-goutte est le plus économe. Le deuxième levier sur lequel j’insiste et qui n’est d’ailleurs parfois pas bien compris par la profession agricole est de considérer l’irrigation comme un moyen de sécuriser la production et non pas forcément de la maximiser. Si on cherche à maximiser tout le temps, on risque de se retrouver un jour face à un mur, car durant tout ce temps on n’aura pas cherché à changer les pratiques (revoir le travail du sol, rechercher des variétés moins gourmandes, etc.). L’Espagne en est une illustration assez criante. Ils ont développé une « politique de l’offre » en investissant dans de très ambitieuses infrastructures. Mais si l’eau n’est pas là, comme c’est le cas actuellement, ces infrastructures ne servent à rien.

Avec le changement climatique d’un côté et le renouvellement des générations en agriculture de l’autre, quelle position doit selon vous tenir la recherche ?

Le renouvellement des générations en agriculture est une opportunité. On a la possibilité de créer des modèles d’installation qui soient en décalage avec les précédents, sans chercher pour autant à renier ce qui a été fait par le passé. Le fait d’avoir de nouveaux arrivants en agriculture, avec notamment de plus en plus d’hors cadre familiaux, est intéressant. C’est peut-être l’occasion de construire des modèles économiques et d’investissement plus sains. À nous, institut de recherche mais aussi à tous les acteurs de la recherche-développement, de la formation et du conseil d’être à l’écoute des besoins du terrain pour apporter des solutions. J’inscris mes propos dans l’esprit du projet de pacte et de loi d'orientation et d'avenir agricoles (PLOA) en cours de préparation. C’est par le dialogue entre les différents acteurs que nous allons générer des installations réussies aujourd’hui et demain. C’est notre responsabilité collective.