Politique et société

Géopolitique des engrais : le jeu mondial des puissances agricoles

Entre dépendance énergétique, conflits régionaux et bouleversements du commerce international, les engrais sont devenus un levier stratégique au cœur des tensions géopolitiques actuelles.

Assemblée générale de l’UNIFA le mercredi 18 juin 2025.

Alors que la guerre entre l’Ukraine et la Russie se prolonge, et qu’un nouveau foyer de tensions s’est ouvert au Moyen-Orient entre Israël et l’Iran, l’approvisionnement mondial en énergie, en pétrole, en gaz et en engrais est plus instable que jamais. En Europe, la filière de la nutrition des plantes tire la sonnette d’alarme. À l’occasion de l’Assemblée générale de l’UNIFA, ce mercredi 18 juin, Delphine Guey, sa présidente, l’a rappelé : « La souveraineté agricole française et européenne est conditionnée à notre capacité à produire nos propres engrais. »

20 % des engrais utilisés en France proviennent de Russie.

Un marché sous tension globale

« Le marché des engrais n’évolue pas dans un vase clos », analyse Arthur Portier, consultant senior chez Argus Média. Il faut regarder les engrais comme une pièce d’un puzzle plus large, celui des matières premières agricoles et énergétiques. Pétrole, gaz, maïs, blé, tous sont interdépendants. À la moindre secousse géopolitique, les prix s’emballent, les chaînes d’approvisionnement se tendent. L’exemple est frappant, en 2022, la flambée des prix du gaz en Europe – causée par la guerre en Ukraine – a entraîné un ralentissement brutal de la production d’ammonitrate. Résultat, les importations, notamment en provenance de Russie, se sont envolées. Et cette dépendance s’est installée. « Aujourd’hui, environ 20 % des engrais utilisés en France proviennent de Russie. Un chiffre qui inquiète, alors que l’Union européenne cherche à limiter sa vulnérabilité stratégique », atteste le consultant.

La Russie en ordre de marche.
Quelle géopolitique des engrais dans le monde ? Arthur Portier, consultant senior chez Argus média.

Russie : puissance agricole et diplomatique

« Il faut bien comprendre que la Russie a mis en ordre de marche sa souveraineté alimentaire », poursuit Arthur Portier. D’ex-importatrice de blé en 2000, elle est devenue en 2024 le premier exportateur mondial, avec près de 40 millions de tonnes exportées. Le changement climatique lui a offert un avantage agronomique. Davantage de surfaces sont aujourd’hui consacrées au blé d’hiver, plus productif. Mais cette puissance agricole s’appuie aussi sur une stratégie énergétique bien rodée. Engrais et énergie sont intimement liés. Le gaz est un intrant essentiel pour la fabrication des engrais azotés. En exportant massivement, la Russie s’achète des alliances et renforce son influence. « Ne soyons pas naïfs, martèle Arthur Portier. Ce n’est pas parce que nous moralisons nos échanges que le reste du monde agit de même. »

Europe : entre dépendance et transition imposée

Face à cette réalité, l’Europe avance à tâtons. Des taxes douanières sur les engrais russes ont été mises en place (jusqu’à 20 %), mais leur application progressive ne résout pas les besoins immédiats des agriculteurs. « L’industrie doit se réorganiser, mais cela prendra du temps, explique l’analyste. On parle de plusieurs années avant de voir émerger des alternatives crédibles. » En attendant, les sources d’approvisionnement hors Russie – comme les États-Unis ou Trinidad-et-Tobago – restent peu compétitives, notamment en raison des droits de douane à l’entrée du marché européen (6,5 %).

Un environnement mondial fragmenté

Sur la scène mondiale, le paysage reste mouvant. L’Iran, producteur majeur d’engrais azotés, est également une pièce maîtresse du commerce énergétique via le détroit d’Ormuz, qui concentre 25 % des exportations de pétrole et 35 % du gaz mondial. Le conflit en cours avec Israël pourrait affecter durablement ces flux.

De leur côté, les États-Unis font face à une crise de rentabilité dans leur agriculture, les marges à l’hectare sur le maïs et le soja sont devenues négatives. L’Arabie Saoudite investit dans ses propres capacités de production, tandis que la Chine tente de renforcer son autosuffisance. « Tous les grands blocs cherchent à sécuriser leur approvisionnement, quitte à renationaliser leur production », interpelle Arthur Portier.

Repenser la souveraineté agricole

La loi française sur la souveraineté alimentaire, promulguée en mars 2025, a posé un premier jalon. Mais pour Delphine Guey, présidente de l’UNIFA, cela ne suffit pas. « Le développement du tissu industriel français de la fertilisation est essentiel à notre souveraineté alimentaire. » C’est un enjeu industriel, certes, mais aussi un choix politique ; celui de soutenir une production agricole résiliente, moins vulnérable aux chocs extérieurs.

« On a laissé la production s’effondrer »

« 20 % des engrais utilisés en France sont d’origine russe. On a laissé la production s’effondrer et là, on est en chute libre ; plus de production, plus d’emplois, plus de modernisation. D’un point de vue JA, il faut accélérer la recherche et les autorisations de mise sur le marché. Aujourd’hui, c’est kafkaïen. On reste bloqués sur le quai alors que le train de l’innovation passe à toute vitesse. Si on veut que la France reste dans le top 10 des pays producteurs, c’est le moment d’agir. » Quentin Le Guillous, Secrétaire général de Jeunes Agriculteurs.

Table-ronde « Comment la France et l’Europe peuvent-elles renforcer leur souveraineté en matière de nutrition des plantes ? »
Eric Martineau, Député MoDem, Delphine Guey, Présidente de l'UNIFA, Quentin Le Guillous, Secrétaire général des Jeunes Agriculteurs et Laurent Duplomb, sénateur LR,